Ouverture à Kuala Lumpur de la première librairie 1Malaysia

L’avis de Raman Krishnan, éditeur chez Silverfish Books, au sujet des magasins 1Malaysia (Satu Malaysia), un concept lancé par le gouvernement Najib pour faciliter l’accès à la consommation des Malaisiens les plus démunis. Un concept avant tout politique à ses yeux, et qui dans le cas des librairies, rajoute encore aux difficultés rencontrées actuellement par le secteur privé de l’édition.

Une dépêche de l’agence Bernama rapporte : « Le Premier Ministre Datuk Seri Najib Tun Razak a inauguré ce jour (NdT : le 22 septembre) la première librairie 1Malaysia dans le bâtiment du Kuala Lumpur Urban Transformation Centre (UTC), autrefois Pudu Sentral. Cette librairie est l’enseigne phare du concept, et d’autres branches ouvriront bientôt à travers le pays, y compris dans les états du Sabah et du Sarawak ».

Voilà une annonce qui surprend par sa discrétion, après tout le tapage qui avait précédé l’inauguration. Ceci dit, si l’on s’y attendait depuis un moment déjà, de nombreuses questions restent encore sans réponse. L’article dans la version papier du New Straits Times ne fait mention de la librairie qu’en passant : « La nouvelle enseigne abrite désormais le Kedai Rakyat (Magasin Populaire) 1Malaysia, la boutique textile 1Malaysia et la librairie 1Malaysia, inaugurée ce jour ». Pour les lecteurs habitués à lire entre les lignes, aujourd’hui est un grand jour !

D’après les premiers on-dits, il s’agirait en fait d’une joint-venture entre l’ITBM (Institut Terjemahan dan Buku Malaysia, c’est-à-dire l’Institut Malaisien du Livre et de la Traduction) et MPH, une chaîne de librairies locale bien connue, à laquelle s’ajouterait la participation de plusieurs distributeurs régionaux qui semblent avoir été convoqués pour faire acte de devoir patriotique. La rumeur rapporte également que les livres seront vendus 15% en-deçà du prix du marché, ce qui soulève deux questions.

Tout d’abord, les marges commerciales sur les livres sont réputées pour être infimes. Comment donc cette librairie 1Malaysia est-elle censée faire de l’argent ? D’autant plus que Pudu Sentral est l’un des endroits de la capitale les moins appréciés des habitants de KL, un lieu que l’on s’empresse de quitter plutôt que de s’y promener… S’il s’agit bien d’un projet commercial, les frais généraux risquent vite d’engloutir tous les bénéfices éventuels (sans parler des fuites d’eau…). Il est tout à fait possible qu’un traitement de faveur sur le long-terme ait été négocié avec les promoteurs immobiliers de l’Urban Transformation Centre (UTC). Néanmoins, une source bien informée du secteur spécule déjà que l’UTC récupèrera sa mise d’« une autre manière », en récompense de l’accomplissement de son devoir patriotique.

Le dernier paragraphe de la dépêche Bernama nous donne un indice : « En plus de livres classiques, la librairie propose également des ouvrages scolaires et de bibliothèque ». Dans ce cas, la librairie 1Malaysia n’est-elle pas en passe de monopoliser ces deux autres marchés ? Pour ceux d’entre nous éditeurs qui ont grandi depuis des décennies dans une Malaisie résolument à double-vitesse, sans jamais rien attendre du gouvernement (hormis les miettes occasionnelles sur les ventes de fournisseurs tiers), le temps n’est pas à l’indignation (quoiqu’il devrait l’être…), mais il reste à voir comment réagiront ceux qui ont jusqu’à présent survécu grâce aux largesses étatiques. (Qu’il serait simple de faire de l’argent si le gouvernement achetait tout ce qui sort de presse, quelle qu’en soit la qualité, et sans même la moindre ristourne ! Pas besoin d’être un génie pour comprendre cela. Mais en affaires, le rôle d’une entreprise est de générer du profit dans un environnement concurrentiel équitable).

Deuxièmement, des ouï-dires circulent comme quoi les coupons 1Malaysia remis chaque année aux étudiants ne pourront être échangés que dans les librairies 1Malaysia. Voilà qui affectera encore bien d’autres commerçants du secteur, et qui mettra forcément en rogne un nombre encore plus grand de citoyens ordinaires. L’on comprend maintenant que tout ce machin « librairie 1Malaysia » n’est rien d’autre que de la politique. Mais est-ce de la bonne politique ? (Plusieurs de mes amis, autrement plus cyniques que moi, s’attendent déjà à voir disparaître ces enseignes une fois passées les prochaines élections générales, mais attendons de voir…).

Pour conclure, la question centrale du débat reste inchangée : pourquoi le gouvernement s’acharne-t-il à vouloir rivaliser avec le secteur privé ? D’abord, le DBP (Dewan Bahasa dan Pustaka, c’est-à-dire l’Institut pour la Langue et la Littérature) s’est mis à publier des livres (bien qu’il n’ait, semble-t-il, pas réfléchi à comment les vendre). Ensuite, l’ITNM (qui se dit privé bien qu’il soit subventionné par l’État) est devenu l’ITBM (bien qu’il ait commencé à publier avant cela). Plus récemment, on entend parler de Kotabuku (la Ville du Livre) elle aussi sur le point de devenir une entité commerciale, c’est-à-dire de rivaliser directement avec les éditeurs privés tout en ayant les salaires et les avantages de ses employés allongés par le gouvernement.

Oui, l’industrie malaisienne du livre regorge de promesses, mais elle n’en est pas pour autant prospère, loin de là ! Nous nous relevons à peine de l’écroulement de la folie planétaire des « méga-librairies ». Et si on ne s’attend pas à recevoir la charité du gouvernement, on apprécierait aussi qu’il ne nous fasse pas le coup du pasang kaki (croche-pattes).

Le boulot du gouvernement est la mise en place de sa politique et la gouvernance du pays, pas les affaires. Tenez-vous-y, et faites-le bien. Ne vous mêlez pas d’affaires, vos antécédents ne plaident pas en votre faveur.

Source : Silverfish Books.

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