L’échelle des races, par Preeta Samarasan

Pour alimenter le débat actuel sur le racisme systémique inhérent à certaines sociétés occidentales, mais aussi ailleurs dans le monde, nous vous proposons ici un point de vue malaisien : celui de l’écrivaine Preeta Samarasan, sur le racisme institutionnalisé propre à la société malaisienne. La société malaisienne, comme toute société, dispose de ses propres caractéristiques, l’une des principales étant sa population multiculturelle héritée de la période coloniale britannique et qu’il est à peu près possible de diviser, comme le fait l’autrice ci-après, en cinq catégories : les Malais, de religion musulmane et représentant environ 63% de la population malaisienne actuelle ; les Chinois, issus de diverses vagues d’immigration (la plus importante datant des XIXe et XXe siècles) et représentant environ 25% de la population ; les Indiens, eux aussi issus de plusieurs vagues d’immigration, la plus conséquente datant de la période d’exploitation coloniale, et représentant environ 7% de la population totale. Les deux dernières catégories se décomposent en populations autochtones (environ 4%), toutes considérées comme Bumiputra1, appartenance qu’ils partagent avec leurs concitoyens d’ethnie malaise ; et en « Autres », c’est-à-dire des populations d’ethnies mixtes et n’appartenant à aucun des trois principaux groupes ethniques (moins de 1%). Ce contexte, non transposable ailleurs, est important pour la bonne compréhension du texte qui suit, tout comme le fait que Preeta Samarasan est d’ethnie indienne.

De Preeta Samarasan
Traduction : Brigitte Bresson.

TOUT D’ABORD, IL NOUS FAUT RECONNAÎTRE que les catégories raciales telles qu’elles existent en Malaisie aujourd’hui sont une conception coloniale relativement récente. Il fut un temps où ces catégories étaient beaucoup plus fluides et dépendantes du contexte. Mais d’autres ont déjà exploré ce sujet ailleurs, et cet article concerne la manière dont nous pouvons converser dans le monde où nous vivons à l’heure actuelle.

Donc, revenons à l’échelle des races. Chaque nation possède la sienne. Quelle est la nôtre ? Le plus souvent, c’est la suivante :

MALAIS
CHINOIS
AUTRES ?
INDIENS
AUTOCHTONES

C’est l’échelle que notre gouvernement nous tend, l’échelle de la politique, de la vie publique, de l’éducation, des subventions gouvernementales. Mais ce n’est pas la seule échelle en Malaisie, et c’est là que les choses se compliquent. Voici l’échelle du pouvoir économique, celle du secteur privé :

CHINOIS
MALAIS
AUTRES ?
INDIENS
AUTOCHTONES

Vous remarquerez deux choses concernant ces échelles : 1) Quelle que soit celle que vous utilisez, les Indiens et les Autochtones ne sont jamais en haut ; 2) Tout comme notre gouvernement, je ne sais pas quoi faire au sujet des Autres. Cependant, ce n’est pas que je ne les considère pas comme formant une part importante de l’histoire de la Malaisie ; c’est simplement parce que leur place sur cette échelle est variable. Pour les besoins de cette introduction, et puisque je ne coche pas la case Autres sur les formulaires officiels, j’ai décidé que ce n’était pas ma place de parler pour ces Autres. Ceci n’est que l’amorce d’une conversation qui évoluera, je l’espère, à partir de cette page, et j’espère que des personnes appartenant aux communautés eurasienne ou Autres reprendront cette conversation. J’ai l’intention de tenir ma langue et de les écouter, ainsi que je vous demande de le faire à présent.

Déjà, je le sais, vous remettez cette échelle en question. Vous dites, mais certains des hommes les plus riches de Malaisie sont indiens; et la race n’importe pas autant que l’argent et la classe sociale ; et aussi et tous ces docteurs et avocats indiens, alors ? Ne me dites pas qu’un pionnier malais sur une FELDA2 a davantage de privilèges qu’eux !

Mais je suis ici pour parler de privilège racial, et ce n’est pas ainsi que l’échelle du privilège racial fonctionne. Votre place sur l’échelle est ce que vous amenez avec vous malgré vos privilèges financiers et sociaux. C’est écrit sur votre corps. C’est indélébile. Cela fonctionne lorsque vous êtes un inconnu, lorsque personne ne connaît votre famille ou dans quelle école vous avez étudié. L’échelle signifie que quand trois individus entrent dans une pièce – un Malais, un Chinois et un Indien – des suppositions très différentes sont formulées sur ces trois personnes en fonction de leur race, avant même de connaître leur statut financier ou leur classe sociale, avant même qu’ils n’ouvrent la bouche.

Bien sûr, comme je l’ai déjà dit, tout dépend de l’endroit où se trouve cette pièce. Est-elle située dans une agence gouvernementale, ou est-ce la salle d’entretien d’embauche d’une entreprise chinoise ? Est-ce une réunion à Bangsar de jeunes millenials aisés, auquel cas l’échelle peut être temporairement poussée dans un coin, recouverte d’une étoffe, et oubliée pendant quelques heures ? Les détails sont différents dans ces cas qui sortent de la norme. Mais une chose reste constante pour les Indiens à la peau foncée : quelle que soit la race qui occupe l’échelon supérieur, nous sommes toujours sur l’échelon inférieur. Nous savons qu’il existe deux échelles, mais dans la réalité concrète elles sont presque identiques. Pour beaucoup d’entre nous, faire la différence entre les deux échelles relève d’un exercice théorique pour lequel nous n’avons ni le temps ni l’énergie. Nous y pensons comme à l’Echelle, la loi unificatrice et globale de la Malaisie, selon laquelle ni les privilèges raciaux institutionnalisés dans les espaces contrôlés par le gouvernement ni les privilèges sociaux et culturels systémiques ne sont en notre faveur.

L’échelle veut dire que des bourses d’études et des offres d’emplois indiquent « Préférence aux candidats Bumiputra » ou « Chinois préférés ». Il y a des pancartes d’appartements à louer qui indiquent « CHINOIS SEULEMENT », mais il n’y a aucune pancarte pour vous. L’échelle veut dire que personne de votre race ne dirigera un jour le pays – ce qui est également vrai pour les Chinois – mais également qu’il est improbable que vous puissiez un jour travailler dans une entreprise qui refuse tacitement d’employer une autre race que la vôtre (ce qui ne s’applique pas aux Chinois). L’échelle veut dire qu’il est sous-entendu que, en dépit de votre niveau d’éducation, les personnes de votre race seront toujours les dernières à être sélectionnées pour les postes à responsabilité au sein du gouvernement, les promotions, les chaires universitaires, et toutes positions qui confèrent du pouvoir et de la visibilité dans l’état. Mais elle veut également dire que vous ne pouvez pas ignorer ces inégalités, comme rassuré par le fait que vous et les personnes de votre race contrôlent le secteur privé. Quand une personne de votre race détient un poste haut placé dans le gouvernement ou devient directeur d’entreprise, cela vous sera servi comme preuve que l’échelle n’existe pas.

Ce dont personne ne parle est qu’il n’est pas nécessaire de signaler des réussites de Chinois ou de Malais pour prouver quoi que ce soit. L’échelle signifie que lorsque les gens discutent de la Nouvelle Politique Economique3 et des autres politiques socio-économiques qui lui ont succédé, ils parlent de l’égalité des Malais et des Chinois. Quand vous leur rappelez que la discrimination positive fondée sur la race a complètement laissé de côté les Indiens pauvres, ils haussent les épaules et disent, aucun système n’est parfait. L’échelle signifie que le dispositif de l’état-nation et celui du capitalisme piétinent vos festivals, fixant la date d’un examen le lendemain de Deepavali, décorant les centres commerciaux pour Noël juste après Halloween, en dépit du fait qu’Halloween n’est pas un festival malaisien et que Deepavali tombe entre les deux. L’échelle signifie que, bien qu’un nombre disproportionné de vos jeunes gens meurent à cause de brutalités policières en détention, le reste de la population ne pense pas que la brutalité policière soit un problème dans notre pays. L’échelle signifie que lorsque vous vous installez dans le fauteuil du dentiste pour votre examen de routine, celui-ci vous dit, avant même que vous n’ouvriez la bouche pour montrer votre dentition parfaite : « Vous autres Indiens avez toujours une hygiène dentaire déplorable. » L’échelle signifie que lorsque vous allez à l’épicerie avec votre père, un magasin qu’il fréquente depuis dix ans, et que vous vous rendez compte qu’il vous manque un peu d’argent pour régler votre facture parce que votre père a rajouté un paquet de biscuits dans son panier à la dernière minute, l’épicier vous rabroue et dit, « Désolé, on ne fait pas crédit ». Mais quand votre mari blanc arrive avec les dix ringgits qui vous manquaient, le même épicier, souriant jusqu’aux oreilles, empile des cadeaux gratuits dans votre panier. L’échelle signifie que vous grandissez sans jamais vous voir représenté à l’écran ou dans des publicités, ce qui, il est vrai, n’est qu’une considération capitaliste pratique – vous êtes si peu nombreux, vous n’êtes pas l’audience-cible, vous n’êtes pas le consommateur – mais que savez-vous du capitalisme et des études de marché quand vous avez huit ans ? Vous savez simplement que vous ne vous voyez jamais représenté, sauf pour un effet comique, le gros bonhomme tout noir dans un film malais, le personnage incompréhensible qui remue la tête dans le spectacle de l’école.

Si vous êtes un Malais ou un Chinois, il se peut que vous pensiez « tous les Malaisiens sont racistes, » et « moi aussi j’ai été victime de discrimination ». Si vous êtes malais, peut-être que des Chinois ou des Indiens ont supposé que vous étiez paresseux. Si vous êtes chinois, des Malais et des Indiens ont peut-être préjugé que vous étiez cupide. En fait – il n’y a pas de « peut-être ». C’est sûr, cela est arrivé. C’est impossible autrement, dans notre pays. Mais il y a une différence entre être malais ou chinois et être indien : si vous êtes malais ou chinois, il y a des moments où vous occupez l’échelon supérieur de l’échelle. Il y a des espaces que vous contrôlez dans le monde au-delà de votre domicile, des espaces où vous pouvez exercer votre pouvoir. Je ne parle pas du pouvoir que vous exercez grâce à l’argent que vous avez accumulé ou à votre privilège social. Ne me rétorquez pas qu’Ananda Krishnan4 exerce beaucoup de pouvoir. Je parle du pouvoir que vous exercez en tant que citoyen ordinaire, lambda, comme simple bénéfice de votre apparence physique.

Le fait est que vous avez l’occasion d’exercer ce pouvoir, quelle que soit la manière dont vous le faites, que ce soit pour le bien des autres ou non. Oui, il est vrai que certains d’entre nous ont le pouvoir que leur confère l’éducation, l’argent ou la classe sociale, en plus ou en dépit de notre place sur cette échelle. Ces facteurs peuvent atténuer les effets d’être perpétuellement sur l’échelon inférieur de l’échelle, mais ils ne les annulent pas de façon permanente ou dans n’importe quelle situation. Si vous êtes malais, et que vous vous présentez à un entretien d’embauche dans une entreprise chinoise mais que vous n’obtenez pas l’emploi à cause d’un préjugé anti-malais : oui, cela est douloureux, mais vous avez l’avantage de partir de ce bureau avec votre identité raciale respectée, célébrée, affirmée. Vous pouvez compter sur votre visibilité dans l’espace public, mais vous n’avez même pas besoin de vous rassurer en vous disant que vous pouvez compter dessus ; cela va de soi. Pour vous, c’est un acquis, et vous n’avez besoin ni de nommer, ni de comprendre ce qu’est la visibilité. Vous savez que le narratif national – l’histoire officielle de la Malaisie – honore votre identité raciale et vous positionne au centre. Vous savez que si vos enfants vont à l’école, ils verront leur race, leur culture et leur religion au cœur de leurs manuels scolaires, et accordées la priorité dans la salle de classe et en-dehors. Vous savez qu’il existe des instituts académiques réservés aux enfants de votre race, que le prix d’achat d’une maison est plus bas pour vous, les Malais, et que les quotas universitaires favorisent votre race.

Si par contre vous êtes chinois, et que vous grandissez en sachant que vous pouvez obtenir les meilleures notes à votre SPM5 et malgré cela ne pas être accordé de place à l’université dans la filière de votre choix, oui, cela est douloureux, mais vous savez que les entreprises chinoises vous préfèreront aux autres candidats. Vous savez que vos chances d’obtenir un emploi dans un bureau où tous les employés sont chinois, où les fêtes d’entreprise sont un océan de visages chinois, sont excellentes, si c’est ce que vous désirez. Vous savez que vous n’aurez aucun problème pour trouver une maison à louer ou obtenir un prêt bancaire. Vous savez que l’agent immobilier ne vous dira pas, après vous avoir demandé votre nom, « Désolé, mademoiselle, pas de Chinois. » Vous savez que vous pouvez ouvrir n’importe quel magazine, regarder n’importe quel panneau publicitaire ou allumer la télévision et que vous verrez votre type racial considéré comme idéal. Vous aussi, vous pouvez compter sur votre visibilité sans jamais avoir à en parler.

En 1989, Peggy McIntosh a publié un article révolutionnaire intitulé « White Privilege : Unpacking the Invisible Knapsack »6. Bien sûr, il a été écrit dans le contexte des Etats-Unis ; il ne peut donc pas être imposé tel quel sur un groupe ethnique malaisien. Mais si vous êtes malais ou chinois en Malaisie occidentale, vous pouvez regarder la liste des privilèges raciaux de McIntosh et la partager entre vous. Certains points s’appliquent aux Malais ; d’autres aux Chinois ; et d’autres encore aux deux. Mais aucun ne s’applique aux Indiens à la peau foncée dans le contexte de la diversité raciale de la Malaisie. Lorsqu’il y a des Malais et des Chinois dans une pièce, un bureau, un restaurant, un centre commercial ou un quartier, aucune des conditions de privilège citées par McIntosh ne s’applique aux Indiens à la peau foncée.

C’est la raison pour laquelle, si vous êtes une personne malaise ou chinoise qui parle avec un Indien en Malaisie, vous ne pouvez pas prétendre « avoir aussi été victime de racisme ». Vous ne pouvez pas vous placer sur le même échelon de l’échelle des races. Vous ne pouvez pas parler de racisme inversé, parce que le racisme systémique en Malaisie ne place jamais les Indiens à peau foncée en position de pouvoir relatif. Ce n’est pas que les Indiens ne font pas de discriminations envers les autres races. Ce n’est pas que les Indiens sont incapables de préjugés et de fanatisme, et même de fanatisme virulent. C’est un groupe au nom duquel je peux parler, parce que j’en fais partie, et je sais ce que nous disons entre nous lorsque personne d’autre ne nous écoute. La seule chose droite chez un Chinois, c’est ses cheveux. Les Malais ne savent que manger et dormir. Je sais. Mais dans un équilibre inégal du pouvoir, les préjugés ne sont pas la même chose que le racisme systémique. Personne n’a exprimé cette vérité mieux que Jamaica Kincaid dans « On Seeing England for the First Time »7 :

Je puis avoir des préjugés, mais mes préjugés n’ont aucun poids, mes préjugés n’ont aucune force pour les soutenir, mes préjugés ne sont que des opinions, mes préjugés ne sont que mon opinion personnelle. […] Les gens de ma race n’ont pas le pouvoir de faire le mal à grande échelle.

C’est également la raison pour laquelle, si vous êtes un individu malais ou chinois qui quitte la Malaisie temporairement ou de façon permanente et vous faites l’expérience du privilège Blanc dans un pays à majorité blanche, vous ne pouvez toujours pas dire que vous comprenez maintenant autant le racisme qu’un Indien à la peau foncée. Ce que vous avez ressenti, c’est la différence entre votre position sur l’échelle dans votre pays d’origine et celle sur l’échelle d’un pays à majorité blanche. Ce que vous avez ressenti, c’est votre perte relative de pouvoir dans votre nouveau milieu : une perte nette, pour vous. Je ne nie pas que ce changement soit déstabilisant, et même traumatisant. Je ne nie pas non plus que vous ayez désormais fait l’expérience d’un racisme que vous ne pouvez fuir en vous réfugiant dans les espaces dans lesquels vous détenez le pouvoir. Mais pour un Indien malaisien à la peau foncée, la comparaison est différente au départ, puisque nous n’avons jamais fait partie de la majorité dominante dans n’importe quel contexte multiracial en Malaisie ou ailleurs. Le choc d’avoir fait l’expérience du racisme systémique pour la première fois ne vous accorde donc pas une position d’autorité sur le sujet du racisme. Vous pouvez nous rapporter vos histoires, le souffle coupé, abasourdi, et il se peut que nous sympathisions avec vous, mais vous ne pouvez pas compter sur notre sympathie. Vous ne pouvez pas l’exiger. Vous ne pouvez pas nous reprocher de penser, où étiez-vous quand de pires choses nous arrivaient en Malaisie ? Quand vous receviez la récompense ou la bourse ou la promotion alors que d’autres avaient de meilleures notes ou davantage de qualifications, avez-vous ouvert la bouche ? Quand vous avez été choisi pour représenter le pays à l’étranger alors que le meilleur joueur de l’équipe n’était pas un Malais, avez-vous refusé ? Quand des membres de votre famille font peur à un enfant en le menaçant que l’Indien viendrait l’attraper s’il n’était pas sage, les avez-vous réprimandés suffisamment fort pour que l’Indien vous entende ?

Quand vous comparez le racisme dans les pays à majorité blanche et le racisme en Malaisie, et que dans votre comparaison, la Malaisie est mieux placée que n’importe quel pays à majorité blanche dans lequel vous avez séjourné, c’est parce que vous êtes privilégié en Malaisie. Quand un Indien à peau foncée compare le racisme des blancs et le racisme systémique en Malaisie et vous dit qu’aucun des deux systèmes n’est meilleur que l’autre dans cette terrible compétition parce qu’il n’y a pas de perte nette pour nous, il n’y a qu’une différence de détails, de nuances : il ne vous appartient pas de n’être pas d’accord. En fait, non seulement cela ne vous appartient pas, mais c’est en outre absurde, parce que vous réfutez une expérience qu’il vous est littéralement impossible d’avoir vécue.

Quelle est alors l’étape suivante ? Si vous m’avez lue jusqu’ici, et si vous continuez à me suivre dans cette démarche : que se passe-t-il maintenant ? Cet article ne devait-il pas aborder la manière de parler du racisme, plutôt que celle de ne pas en parler ? Eh bien, cette manière est très simple. Il n’existe vraiment qu’une seule règle, qui est la suivante : souvenez-vous de l’échelle. Dans chaque contexte multiracial, déterminez votre place sur cette échelle. Une fois que vous l’avez fait, suivez cette règle simple : demandez à ceux qui sont au-dessus de vous de vous écouter, et écoutez ceux qui sont au-dessous de vous.

Mais, rétorquez-vous, cela veut-il dire que les Malais et les Chinois ne peuvent jamais parler de race avec les Indiens ? Bien sûr que non. Cette règle est une simplification, et les vraies conversations, celles qui sont ardues, ne sont jamais simples. Elles ne suivent jamais le cours que nous avons choisi. Elles ne respectent jamais les règles. Une fois que vous l’avez intériorisée – car cette règle est en fait un sentiment, une conscience du pouvoir en toutes situations – vous pouvez en suivre l’esprit plutôt que la lettre. Offrez un espace métaphorique à ceux qui sont en-dessous de vous sur l’échelle pour qu’ils puissent s’exprimer franchement, voire crûment. Utilisez votre pouvoir pour vous assurer que leurs voix soient entendues, et pas seulement quand ils ont la capacité d’être polis. Prêtez-leur attention. Remarquez quand il faut vous arrêter de parler et commencer à écouter. N’exigez pas un temps égal de parole, en invoquant des notions dénuées de contexte et sensées être neutres telles que « la réciprocité » qui selon vous définissent l’écoute. Admettez que votre race a toujours dominé et contrôlé le narratif, que ce soit par le système gouvernemental des médias conventionnels et le système national d’éducation, ou par le système capitaliste. Vous avez bénéficié de plusieurs décennies pour raconter vos propres histoires à l’exclusion de la nôtre. Vous avez eu la nation entière comme public attentif.

Le mouvement progressiste aux Etats-Unis a inventé ce mantra : quand vous êtes habitué au privilège, l’égalité est ressentie comme une oppression. Mais je voudrais aller plus loin, parce que la vérité est que nous ne parlons pas d’égalité. Quand vous êtes habitué au privilège, un pas vers l’égalité est ressenti comme une oppression. Votre instinct pourrait vous dire de vous dépêcher de nous corriger ou de nous réduire au silence lorsque nous racontons nos histoires, comme si, à l’instant même où l’un de nous prend la parole, la situation devient instantanément égale, et vous méritez une part égale de la fraction de temps de parole que nous nous sommes battus pour obtenir. Résistez à vos instincts. Ne réfutez pas l’expérience subjective de ceux qui sont en-dessous de vous sur l’échelle.

Ne faites pas dévier les conversations qui ne parlent pas de vous, ne vous placez pas au centre, ne prenez pas immédiatement votre propre défense quand ce qui est critiqué est le système. Ne privilégiez pas votre fragilité personnelle dans cette conversation. Quand plusieurs personnes concordent sur leur expérience de l’échelle, n’en concluez pas qu’ils ne le font que pour vous intimider. Inversement, ne produisez pas d’exemples de personnes sur les échelons inférieurs à vous qui sont d’accord avec votre point de vue sur les races. Chaque système structurellement inégal produit des voix minoritaires qui soutiennent cette structure ; c’est en partie ainsi que le pouvoir opère dans les sociétés inégales. Les voix tamoules qui soutiennent l’inégalité raciale en Malaisie sont tout d’abord rares, mais doivent aussi être comprises comme faisant partie de l’histoire de la Malaisie qui force les peuples opprimés et négligés dans des jeux d’opportunisme.

Une discussion de l’inégalité structurelle n’est pas une attaque personnelle contre vous. Vous pouvez ne pas être d’accord avec leurs arguments. Vous pouvez vous sentir mal à l’aise. Vous pouvez même vous sentir menacé. Il est possible que vous deviez faire l’expérience de garder pour vous votre malaise, ce que ceux qui sont en-dessous de vous sur l’échelle font chaque jour. Et pour finir : ne dites pas à vos enfants que « la race n’a pas d’importance », et que « tout le monde est pareil malgré la couleur de sa peau ». Ce sont des platitudes qui n’accomplissent rien d’autre que d’alléger votre gêne et de balayer la vraie conversation sous le tapis. Parlez à vos enfants de l’échelle. Dites-leur que la vie d’une personne est façonnée par leur place sur cette échelle, ce qui n’est pas la même chose que dire que les gens n’ont aucun contrôle sur leur destinée, ou que la responsabilité personnelle n’importe pas. Ce n’est que reconnaître que la situation dans laquelle vous commencez votre vie, et votre apparence physique, font une différence. Il existe une abondance de ressources pour les parents blancs qui sont prêts à parler de race avec leurs enfants ; aucune ne s’applique exactement au contexte malaisien, mais toutes peuvent être modifiées ou utilisées comme point de départ. Il suffit que vous ayez la volonté de prendre cette initiative.

Rien de tout cela n’est facile. Mais il y a beaucoup à gagner si nous apprenons à parler de race plutôt que d’éviter d’en parler, si nous apprenons à poursuivre les conversations effrayantes sur des sujets sensibles plutôt que de nous réfugier dans des sujets de conversation sans danger. Comme vous tous, j’adore parler de la nourriture malaisienne ; mais je ne pense pas que ce soit la seule chose qui nous unisse, la seule chose dont nous puissions parler sans malaise dans un groupe multiracial. Cette année marque le soixante-troisième anniversaire de notre indépendance du Royaume-Uni. Il est temps que nous apprenions à parler de l’héritage colonial qui nous hante toujours plus que tout autre. Il est temps que nous parlions des divisions qui ont défini notre nation et façonné nos vies individuelles et collectives depuis des générations, plutôt que de prétendre qu’elles n’ont aucune importance.

Cet article est fortement inspiré des idées de Peggy McIntosh et Robin DiAngelo, adaptées au contexte de la Malaisie occidentale.

La version originale de cet article est paru en mai 2020 sur le site de Mekong Review, que nous remercions pour son accord donné à la publication de cette traduction.

Traduction de l’anglais par Brigitte Bresson.

1. Bumiputra signifie ‘prince de la terre’ et se réfère aux Malais et aux peuples autochtones, pour ces derniers de confession musulmane ou non.

2. FELDA, Federal Land Development Authority : une entreprise malaisienne importante dans la culture de l’huile de palme. Fondée en 1956 comme entreprise d’État, elle contrôle un peu plus de 400 000 hectares de plantations de palmiers à huile, ce qui en fait le troisième acteur du domaine à l’échelle mondiale. FELDA a installé au moins des centaines de milliers de personnes (en majorité malaises et pauvres) dans les zones rurales pour défricher la forêt tropicale humide et planter des palmiers à huile.

3. New Economic Policy : adoptée après les émeutes raciales du 13 mai 1969, la Nouvelle Politique Economique visait à éradiquer la pauvreté parmi tous les Malaisiens et à réduire l’identification raciale par la fonction économique et la situation géographique.

4. Ananda Krishnan est un homme d’affaires malaisien d’ethnie indienne qui est considéré par Forbes comme la 3ème personne la plus riche de Malaisie, et la 217ème la plus riche du monde.

5. SPM : examen de fin d’études secondaires équivalant au baccalauréat.

6. « Le Privilège Blanc : Déballer le Sac à Dos Invisible », article de Peggy McIntosh publié en 1989.

7. « Quand j’ai vu l’Angleterre pour la première fois », essai de Jamaica Kincaid publié en 1991.

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