« La Somme de nos folies », de Shih-Li Kow

Les librairies, grandes et petites, font la fête à La Somme de nos folies (Zulma, 2018) en cette rentrée littéraire ! C’est incroyable, pour un premier roman d’une auteure totalement inconnue dont l’action se déroule dans un pays que les Français ne connaissent pas davantage. Comment expliquer cela ? La cuvée Amélie Nothomb serait-elle si mauvaise ? Les lecteurs auraient-ils perdu la tête ? Y a-t-il un voyage gratuit à gagner ? Non, c’est tout simplement parce que c’est un excellent livre, et qu’il faut l’acheter et le lire. Serge Jardin le passe au crible pour nous.

Ne cherchez pas Lubok Sayong…

… cette petite ville n’existe pas. Et pourtant la description est précise. Nous sommes au bord du fleuve Perak, dans l’état éponyme, situé entre Kuala Lumpur et Penang. Sa capitale est Ipoh (dont Michelle Yeoh, la star de cinéma est originaire), non loin se trouve la plus jolie des villes royales de Malaisie, Kuala Kangsar avec sa gare, son hôpital et sa tour de l’horloge. De l’autre côté du fleuve majestueux, se trouvent de nombreux villages nommés « Sayong quelque-chose », où l’on produit les fameuses Labu Sayong ou gourdes en terre cuite aux formes rondes bien reconnaissables, pour garder l’eau fraîche, de moins en moins utilisées, mais redécouvertes pour les besoins du tourisme.
Par contre, les quartiers de Kuala Lumpur (Brickfields et Kuchai Lama) sont bien réels. Ainsi que Lumut où l’on embarque pour l’île de Pangkor (« île de la Mousson » dans le roman, l’hôtel quant à lui étant la rencontre du Pangkor Laut Resort et du Bon Ton de Langkawi).

Bref, une ville fictive profondément ancrée dans le paysage malaisien, mais comme il en existe aussi des milliers dans le monde. Qui ne connaît pas une petite ville avec une rue principale, un rond point, des feux de croisement, un poste de police, une caserne de pompiers, un bureau de poste, une station à essence, un supermarché, un cinéma… ?
Toutefois, la présence de trois écoles, une chinoise, une tamoule et une malaise, et une école catholique « pour faire bonne mesure », ainsi que l’existence d’ « une  auberge gouvernementale infestée de cafards » ramènent le lecteur plus précisément en Malaisie.
Nous voilà plongés dans l’exotisme de proximité. Le talent de l’auteur est dans cette relation qui n’est contradictoire qu’en apparence. En effet, il n’est pas d’œuvre universelle sans enracinement.

Un roman écrit à deux voix

Parfois les deux narrateurs poursuivent chacun leur récit, parfois ils racontent la même histoire, chacun de leur point de vue. Ce décalage provoque un effet stéréophonique fort bienvenu. Mais ce n’est pas qu’un exercice de style.
En effet, d’un côté Auyong, est d’origine chinoise. Directeur retraité d’un supermarché de Kuala Lumpur, il est devenu propriétaire d’une usine de mise en boîte de litchi à Lubok Sayong. Avec ses copains – un patron de café, un conseiller d’éducation et le serveur du bar Hemingway –, il regarde passer le monde comme il va.

De l’autre côté, Mary Anne, abandonnée enfant, a été élevée et scolarisée chez les sœurs méthodistes. Elle est chrétienne. Ses origines restent un mystère, enfin, pas tout à fait. Elle a onze ans lorsqu’un couple l’adopte, mais suite à un accident de voiture, la voila de nouveau orpheline quelques heures après son adoption. Cette origine incertaine, sa jeunesse la situent résolument dans le futur.
Les deux narrateurs ont en commun de venir de la capitale, ce qui fait d’eux des étrangers à la petite ville. Ce regard extérieur, et surtout la différence d’âge, d’intérêt et d’origine leur permettent de dépasser nombre de clivages et de côtoyer toutes les communautés.

Une belle brochette de caractères

À côté des narrateurs, le roman nous offre un bel aperçu de la salade malaisienne. Fille de Saïd Hameed, un homme d’affaires d’ascendance arabe et d’une mère venue de Cochin en Inde, Beevi, née à Penang appartient à la famille des Jawi Peranakan (musulmans non malais). Saïd Hameed marié quatre fois avec une Indienne, une Malaise et deux Chinoises est à lui seul le père d’une jolie macédoine. Beevi ne compte plus ses demi-sœurs, dont la plus jeune, Assunta, est morte juste après avoir adopté Mary Anne.
Rahman son voisin, Naim l’éleveuse de sangsues, Noraini l’institutrice ainsi qu’Ismet, le potier sont des Malais. Sevaraja, l’officier de police est d’origine indienne, mais de religion chrétienne. Teh, le conseiller d’éducation est lui d’origine chinoise comme Wong Kam, le patron du café. Teh s’est converti à l’islam par amour. Boonsidik, qui aide Beevi à tenir l’auberge, est transsexuel et Peranakan Thaï… Et puis il y a même un poisson sans nom qui fait une tentative de suicide, avant d’entrer dans la légende, et des fantômes aussi.

Il faut ajouter les étrangers, c’est-à-dire les volontaires qui viennent aider lors des inondations, les politiciens en campagne électorale, les journalistes à l’affût du fait divers et les touristes de l’auberge bien sûr.
À l’exception des Malais, et des Orang Asli (dont les durians sauvages, au goût de punaise, se font bien rares) qui sont considérés comme autochtones, tous les autres personnages sont à des degrés divers des étrangers. Ce sont des descendants d’émigrés chinois ou indiens, qui cherchent encore aujourd’hui leur place dans la société malaisienne. Ce sont des métis souvent laminés par une ethnicité exacerbée. Mais ce sont aussi les émigrés de l’intérieur, de la capitale vers la province ou bien d’un sexe à l’autre.

Chronique d’une petite ville

Le personnage principal est sans doute Lubok Sayong : c’est autour d’elle que s’ordonne l’action et que gravitent les personnages. Il s’agit de la chronique joyeuse et libre de gens simples, assez représentative de l’éventail social, le barman et la caissière, le directeur et l’enseignant, les hommes et les femmes, l’infirmière et le journaliste, les jeunes et les vieux, le policier et la politicienne, la religieuse et les touristes… avec leur croyance, leur mal à vivre ensemble, leur misère et puis leur peur de l’autre, de l’étranger.

Mary Anne a onze ans quand l’histoire commence, elle peut en avoir seize à la fin du roman, l’école est finie. C’est aussi un moment de Malaisie, qu’il faut situer entre les élections de 2008 et celles de 2013, avec entre les deux, l’abandon d’un projet de pont tordu, des manifestations pour des élections « propres », un camp de rééducation pour transsexuels, et des vaches logées dans des condominiums.

Il y a de la nouvelle dans ce roman, je veux dire qu’il se lit un peu comme on lit des nouvelles, mais à condition de les lire toutes et dans l’ordre. Cela commence par « L’inondation » et puis… « La partie de pêche »… « Week-end à la mer »… « Tragédie au pensionnat »… « L’année de l’amok »… « Terreur sur la ville »…

Un roman en quête d’auteure

De l’auteure, nous ne savons presque rien, entièrement cachée derrière son roman. Chimiste de formation, Shih-Li Kow vit aujourd’hui à Kuala Lumpur. Elle a publié deux recueils de nouvelles, dont une, « Les diables frits », a été traduite en français (trad. Brigitte Bresson) dans Nouvelles de Malaisie (Magellan & Cie, Paris, 2016) et une autre, « Distraction », est à lire sur ce site. Elle signe là son premier roman, publié en 2014 chez Silverfish Books. Elle vient rejoindre les auteurs anglophones de Malaisie traduits en français (Rani Manicka, Beth Yahp, Tash Aw, Preeta Samarasan, Shamini Flint et Tan Twan Eng). D’emblée, elle mérite une place sur le podium.

La qualité de la traduction

Il faut le souligner, il s’agit d’une traduction. Il est nécessaire de le dire et le répéter : le traducteur est le filtre à travers lequel nous lisons l’œuvre, son rôle est donc primordial. La Malaisie est partout dans le roman, dans le cadre culturel comme dans le contexte politique. Dans les dialogues aussi, des expressions, des mots, souvent incompréhensibles en dehors du contexte malaisien, fourmillent. Le risque était grand, soit de noyer le lecteur peu familier dans une diarrhée ethno-sociétale, soit d’ôter son âme et ses couleurs à la Malaisie. Le double écueil a été évité. Le traducteur, ici Frédéric Grellier, maîtrise parfaitement l’anglais de Malaisie. Il nous rend la Malaisie familière, sans pour autant jamais tomber dans l’académisme. Il a sa part dans le succès du livre.

Pourquoi faut-il lire ce livre ?

Pour le plaisir, bien sûr, la double narration dynamise la lecture. C’est enlevé, on ne s’ennuie pas un instant. C’est drôle et plein d’humour. Les personnages sont attachants certes, tendres même, un peu déjantés aussi. Mais parfois ça gratte, ça mord et ça pique.
Pour la profondeur aussi, derrière la légèreté apparente se cache une réflexion sur l’appartenance. Faut-il être originel pour appartenir ? Y a-t-il un mètre étalon à mesurer l’enracinement ? L’émigré peut-il prétendre appartenir ? Quand cesse-t-on d’être un étranger dans le regard de l’autre ? Voilà un thème qui résonne particulièrement dans un pays où, toutes ethnies confondues, rares sont les familles capables de faire remonter leur généalogie à plus de trois ou quatre générations.

Une des clés du succès du livre est sans doute là. Ce petit pays si lointain hier s’est considérablement rapproché de nos rivages et la société française se découvre aujourd’hui des préoccupations bien similaires.
C’est aussi une invitation au voyage : Lubok Sayong, allez-y voir ! Les Malaisiens vous attendent. Et pour finir, avec Auyong, ne sommes-nous que la somme de nos folies, dites et non dites ?

Une réponse à “« La Somme de nos folies », de Shih-Li Kow

  1. J’essaierai de le lire par plaisir et curiosité :). Mon dernier article « Vibrations de rue » est sur la Malaisie. N’hésitez pas si vous avez un moment à le lire et me dire ce que vous en pensez 🙂

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