La Malaisie sur Words Without Borders

Dans son numéro de septembre, la célèbre revue en ligne anglophone Words Without Borders a choisi d’ouvrir ses pages à la littérature malaisienne, et tout particulièrement – car c’est le principe de la revue – à toutes ces langues autres que l’anglais. Intitulé « The Slow Burn of Inner Chaos: Writing From Malaysia » et édité et présenté par Pauline Fan et Adriana Nordin Mana, il rassemble en tout quatre nouvelles et deux poèmes traduits du malais, du tamoul, du chinois et du dusun. Une riche moisson de textes, enrichie encore par un numéro d’octobre dédié aux langues créoles d’Asie du Sud-Est, parmi lesquelles le kristang et le malais chetty de Malacca.

Les auteurs présentés dans « The Slow Burn of Inner Chaos: Writing From Malaysia » (« Le feu grandissant du chaos intérieur : Écrits de Malaisie ») ont fait le choix de ne pas écrire en anglais, langue du colonisateur britannique, mais dans leurs langues vernaculaires propres : le malais, mais aussi le chinois, le tamoul et le dusun. Ces littératures sont très mal connues des Malaisiens eux-mêmes, car lues presque exclusivement au sein des communautés linguistiques desquelles elles émanent, y compris pour le malais, pourtant langue nationale de la Malaisie. Les traductions sont à ce jour quasi inexistantes : rares sont les initiatives des autorités locales cherchant à faire circuler ces textes d’une langue à l’autre. Il revient donc à des acteurs privés de s’emparer de cette responsabilité, afin d’offrir à un plus large public l’accès à des textes qui éclairent sur la Malaisie d’aujourd’hui, dans toute la diversité de ses expressions et de ses expériences — un pays « wild, worldly, polyglot », comme décrit dans l’introduction de la revue.

La co-éditrice de ce numéro de Words Without Borders, Pauline Fan, est elle-même traductrice de l’allemand et du malais vers l’anglais. On lui doit notamment la récente traduction du recueil de poèmes Tell Me, Kenyalang du poète kadazan Kulleh Grasi, paru aux éditions Circumference Books, aux Etats-Unis. Elle est par ailleurs directrice du festival littéraire de George Town, un rendez-vous incontournable de la vie littéraire malaisienne, et directrice de la création chez Pusaka, une organisation non gouvernementale attachée à la promotion des formes d’art et d’artisanat des communautés autochtones de Malaisie. Elle s’est associée à Adriana Nordin Mana, elle aussi traductrice, pour rassembler quatre nouvelles et deux poèmes, le tout présenté et mis en contexte sous la forme d’un dialogue engagé et critique quant à la période de fortes turbulences actuellement traversée par le pays.

Les six auteurs retenus pour l’occasion sont :

Ho Sok Fong, autrice de langue chinoise originaire du Kedah et désormais installée à Taipei. Sa nouvelle « Dark as a Boy » (traduction : Natascha Bruce) prend des allures de drame sociétal sur fond de périphérie urbaine malaisienne. Usant d’un ton décalé qui contraste avec la gravité du sujet, elle met en scène deux jeunes filles chinoises scolarisées dans le secteur public malaisien et confrontées très tôt au patriarcat, au racisme et aux violences sexuelles en milieu scolaire, tandis qu’un violeur non identifié rôde aux abords de leur village.

M. Navin, poète, romancier et producteur de langue tamoule résidant en Malaisie. Sa nouvelle à l’humour grinçant et aux accents fantastiques, « Mona Fandey’s Cassette, or Gray Feather » (trad. Sreedhevi Iyer), s’inspire d’un fait divers qui a profondément choqué la société malaisienne dans les années 90 : Mona Fandey, une chanteuse bien connue d’alors, s’adonnait aussi à la sorcellerie et a assassiné de façon particulièrement barbare un politicien du nom de Mazlan Idris. Actes pour lesquels elle a été condamnée à la pendaison et qui l’ont fait entrée dans le folklore local.

Alis Padasian, jeune romancière de langue malaise et dusun originaire du Sabah, en Malaisie orientale. L’extrait de son roman Sinarut 1994 (trad. Siti Malini Mat) nous plonge dans l’univers nocturne oppressant d’un jeune homme issu d’une famille dusun modeste et confrontée à de graves difficultés financières. Encore trop tendre pour s’assumer complètement, mais désireux d’aider sa mère et ses sœurs, il souffre d’horribles cauchemars une fois la nuit tombée…

Words_Without_Borders_September_2021_Malaysia_bio_Fatimah_Busu_George_Town_Literary_FestivalFatimah Busu, grande nouvelliste et romancière de langue malaise, dont la nouvelle « The Lovers of Muharram » (trad. Pauline Fan) prend l’apparence d’une parabole religieuse pour mettre en scène une histoire tout à fait contemporaine : celle d’un couple de toute évidence malais au sein duquel l’homme abuse de sa compagne pour finalement l’abandonner alors qu’elle est enceinte. Triste réalité dépeinte sous des airs presque théologiques : la nouvelle suscita la controverse à sa parution en 1977.

T_Alias_Taib-Jack_MalikLes deux poètes T. Alias Taib (traduit par Eddin Khoo) et Jack Malik (trad. Thira Mohamad), écrivant tous deux en malais. Leurs textes font preuve d’une grande originalité syntaxique et imagière, plongeant aux sources de la langue et de la culture malaises, en versant plutôt dans l’humour délicieusement licencieux et épicé pour T. Alias Taib et son « Poem in June » ; ou en revisitant les éléments et paysages ancestraux, voire mythiques, de Nusantara pour Jack Malik et son « Monsoon Fable ».

Le collage en couverture de ce numéro est l’œuvre de l’artiste Chang Yoong Chia et s’intitule Don’t Spread Rumors—Study I (2012, timbres et acétate de polyvinyle).

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A noter que le numéro d’octobre de Words Without Borders s’ouvre quant à lui sur les langues créoles d’Asie du Sud-Est, dont parmi elles le kristang, ou portugais de Malacca, et le malais chetty, lui aussi de Malacca. Sont ainsi proposés en traduction anglaise deux textes très intéressants : l’un issu de la tradition orale portugaise de Malacca (trad. Sara Frederica Santa Maria) et intitulé « The Gut Demons », à l’élément surnaturel très présent ; et l’autre baptisé « Pantun », co-écrit par Nironjini Pillay, Shagina Bhalan, Nadarajan Mudalier et Mahendran Pillay et reprenant une forme poétique bien connue de l’archipel malayo-indonésien (trad. Nurul Huda Hamzah et Stefanie Shamila Pillai).

De quoi découvrir — et apprécier — des facettes encore trop méconnues des littératures de Malaisie !

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