La grande épopée de Malaisie-France, par Serge Jardin

Retour avec Serge Jardin de la Maison de l’Escargot à Malacca, sur le volume monumental co-publié en 2013 par l’ITBM et les éditions Arkuiris : Malaisie-France. Un Voyage en Nous-Mêmes. Serge, qui a lui-même contribué à l’ouvrage, nous dresse une fiche de lecture qui devrait convaincre les amoureux de la Malaisie et les « expatriés accidentels » de faire main basse sur ce livre unique en son genre, coordonné de main de maître par Stéphane Dovert.

La dernière fois que la communauté française s’est penchée sur son passé, c’était, me semble-t-il, en 2002 avec une très belle exposition du Service culturel de l’Ambassade, magistralement documentée par l’historienne Aurélia de Vathaire, au Musée national : « Mémoires Françaises en Malaisie ». La célébration du cinquantenaire de l’Alliance Française en Malaisie en 2011 a été à nouveau l’occasion de se pencher sur le chemin parcouru.

Un projet ambitieux, un pari gagné

Malaisie-FranceC’est le Conseiller de Coopération et d’Action culturelle qui cette fois a relevé le défi. Le résultat est un beau livre que Stéphane Dovert nous a offert au début de l’été, juste avant son départ : Malaisie-France, un voyage en nous-mêmes. C’est incontestablement le livre de l’année 2013, par sa taille, son poids, la richesse de ses illustrations (plus de 200) et la qualité des auteurs et des textes présentés.

Stéphane Dovert a rassemblé autour de lui une vingtaine d’auteurs (certains ont écrit sous un pseudonyme), une équipe composée à la fois de Français et de Malaisiens, d’universitaires et d’amateurs, de spécialistes et d’amoureux. Bref un ouvrage qui devrait séduire l’érudit comme le profane, en particulier l’expatrié accidentel qui souhaite en savoir un peu plus sur la relation entre la France et ce pays si mal connu de nos concitoyens : la Malaisie.

L’histoire d’une relation

Ce n’est pas une histoire des Français en Malaisie, mais une histoire partagée. Ce n’est pas non plus une histoire de la relation diplomatique entre deux pays, mais une histoire d’hommes et de femmes. Où il est question d’architecture, de bande dessinée, de bataille navale, de cartographie, de chanson, de culture, d’éducation, d’ethnographie, d’exploration, d’imaginaire, de littérature, de poésie, de voyages…

En outre, si l’ensemble suit bien un ordre chronologique, de la première carte de la région dessinée par un Français en 1507 jusqu’à l’érection des tours Petronas, il ne s’agit pas d’un récit historique, mais de coups de cœur, de parti pris, et chaque article peut se lire indépendamment, comme l’illustration d’une aventure humaine.

Un inventaire digne de Prévert

Catherine DeneuveUne aventure qui se décline comme un dictionnaire subjectif où l’on rencontre, entre autres: une Alliance Française, un coq nommé Ayam, Pierre Boulle et d’autres planteurs-écrivains, un charpentier breton échoué dans le Terengganu, La Sultane blanche de Pierre Christin, une rue de Colmar, Jeanne Cuisinier au Kelantan, le naufrage des Dames de St Maur, Catherine Deneuve dans Indochine, deux écrivains malaisiens à Paris, la merveilleuse Edwige Feuillère, les Frères des Écoles Chrétiennes à la rescousse, Lat en France, la plus vieille mine d’étain de Malaisie, Jacques de Morgan chez les Orang Asli, le pantoum de Victor Hugo versus le pantoun, les tribulations du Père Henriot, Shake anobli, Bernard di Tullio et Technip, des tours (Eiffel et Petronas), des voyageurs intrépides…

L’ouvrage est bilingue

Cela ne gêne en rien la lecture. Par contre cela ancre définitivement le livre dans l’échange. Ce n’est plus un projet français, cela devient un effort commun, franco-malaisien. L’éditeur en Malaisie est l’Institut Malaisien de la Traduction et du Livre (ITBM) qui fait, depuis quelques années, un effort important pour faire connaître au public français la littérature malaise.

Il faut noter toutefois que la distribution des livres n’est pas à la hauteur de la production. Aussi je vous conseille de vous rendre directement à leur librairie, située à Wangsa Maju : 2 Jalan 2/27E, Seksyen 10. On se gare facilement dans la rue et ce sera l’occasion de faire provision de la demi-douzaine de romans disponibles en français. En ligne : http://www.itbm.com.my/.

Il faut ici rendre hommage à l’équipe de traducteurs, comme l’ami Jean-Yves Gicquel. Il importe aussi de rectifier une coquille : le nom de celle qui est sans doute aujourd’hui en Malaisie, la meilleure traductrice de littérature malaise en français, a « sauté ». Il s’agit de Brigitte F. Bresson. Dont acte !

On peut avoir (modestement) contribué à l’ouvrage, et s’en réjouir, tout en reconnaissant certaines limites inévitables

Jean EchenozD’abord des mentions trop rapides, voire des absences, comme ce premier Français à Langkawi, Augustin de Beaulieu, venu au XVIIème siècle pour acheter du poivre, ou bien comme les missionnaires Pierre Favre, Jules François ou René Cardon, ces érudits, qui ont tant contribué à notre connaissance de la langue malaise, de sa littérature, de l’histoire de la Malaisie et de ses peuples.

Ajoutons les aventures hors du commun de ce roi français, Marie Ier roi des Sédangs venu mourir en Malaisie ou bien encore de cet évêque français qui ne survivra pas à la commune rurale qu’il fonde sous l’occupation japonaise dans le Negeri Sembilan. Henri Fauconnier ne fut pas le seul « Goncourt » à raconter sa Malaisie, plus récemment, Didier Decoin et Jean Echenoz ont aussi écrit leur Malaisie…

On aurait aimé plus de Bornéo

Ensuite, on ne peut que regretter le déséquilibre entre la Malaisie occidentale (la péninsule) et la Malaisie orientale (Bornéo). Le nord de Bornéo (Sabah et Sarawak) souffre toujours d’un manque de visibilité. Et c’est normal : on y trouve peu d’investisseurs ou de missionnaires français.

Pourtant, des aventuriers comme Adolphe Combanaire, des conférenciers comme Vitor de Golish, des romanciers comme Jean-Yves Domalain et Frédéric Marinacce, des amoureux comme Mady Villard ou plus récemment Olivier Lelièvre, nous racontent l’enfer vert de la grande forêt pluviale. Les ethnologues Antonio Guerreiro et Bernard Sellato enquêtent au pays des anciens coupeurs de têtes. Du Commandant Cousteau au vétérinaire Marc Ancrenaz, les naturalistes explorent la grande île ou bien vivent avec les grands singes roux. Pierre Schoendoerffer y plante le décor d’un roman épique, L’adieu au Roi

Une « histoire à parts inégales »

Syed Sheikh bin Ahmad al-HadiOn souhaiterait voir le versant malaisien mieux représenté. On ne dénombre que 4 auteurs malaisiens. Certes deux géants des lettres malaises y figurent en bonne place : Abdul Samad Said et Muhammad Haji Salleh. Mais dans les années 20, un précurseur, Syed Sheikh bin Ahmad al-Hadi, découvre la culture française et traduit en malais Les Exploits de Rocambole.

On aurait aimé entendre davantage la voix des Malaisiens de Paris, de ceux qui sont passés par la France, des créateurs comme des étudiants, et de ceux qui travaillent dans des entreprises françaises… Le portrait de la France dans l’imaginaire malais(ien) reste à faire. On voudrait pouvoir passer derrière le miroir et voir avec l’œil de l’orang-outan du Jardin des Plantes, pouvoir l’écouter nous dire le monde comme il passe…

Malaisie-France, un voyage en nous-mêmes, un beau livre, à offrir, à s’offrir

Le sous-titre est explicite : il s’agit d’un « voyage en nous-mêmes ». En cherchant l’autre dans la relation, c’est souvent soi que l’on y trouve. Alors s’agit-il vraiment de limites ? Non bien sûr, mais plutôt une invitation à poursuivre l’effort engagé et comme le suggère Stéphane Dovert dans l’introduction, à élargir le champ de la relation dans la durée et dans l’espace.

Alors tout comme Panglima Awang, de Malacca et Henrique, l’ami de Magellan ne sont qu’un miroir à deux faces, Hang Tuah, l’Ulysse de l’Archipel et Sandokan, le pirate malais, né de l’imagination d’Emilio Salgari, se rejoignent dans la grande épopée de la fraternité humaine.

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