En souvenir du poète Usman Awang (1929-2001), nous publions aujourd’hui un article nous éclairant sur sa vie et ses écrits, méconnus sous nos latitudes. Usman Awang s’était fait le chantre d’une nation malaisienne encore jeune, en plein devenir et débordant d’espoir et d’énergie. Cet article d’Amir Muhammad est d’abord paru largement censuré dans le quotidien The Star du 30 novembre 2001, au lendemain de la mort du poète, puis repris intégralement dans Aliran le mois suivant. Nous remercions Serge Jardin pour la traduction et Amir pour l’accord donné à la reproduction de son article.
Mort d’un patriote
Avec la disparition d’Usman Awang, la Malaisie vient de perdre un de ces hommes qui sait ce qui compte. Il est un des très rares écrivains malaisiens à pouvoir transcender les barrières raciales et culturelles, et il a gardé jusqu’à la fin la capacité à questionner ceux au pouvoir.
Plusieurs de ses poèmes, pièces et nouvelles sont confortablement nichés dans l’imaginaire collectif de deux générations de Malaisiens. Également importante est l’image de l’homme lui-même, dont l’intégrité, l’humilité et la compassion ont servi d’inspiration à beaucoup.
Il raconta une fois une expérience ancienne qui lui servit de ligne de conduite pour le reste de sa vie. Pendant l’occupation japonaise il fut condamné au travail forcé par les envahisseurs avant de réussir à s’évader avec l’aide d’un employé tamoul, qui le cacha dans sa maison. La femme de l’employé lui dit : « Considère cette maison comme la tienne, Usman. Nous sommes tous les mêmes. Peu importe la race, notre sang est rouge. Les gens sont divisés entre riches et pauvres, entre bons et mauvais. »
Policier pendant l’État d’Urgence, il fut contraint d’arrêter beaucoup de gens mais plus tard il raconta : « Je ne sais pas pourquoi on les arrêtait. Il nous semblait tous être de braves gens, des enseignants, des commerçants, des travailleurs. Ce n’est que peu à peu que j’appris la vérité sur la situation politique, sur les arrestations, l’action de la police, etc. » Une autre expérience formatrice fut de monter la garde lors de réunions politiques ; écouter les leaders de la gauche nationaliste comme Burhanuddin Helmy, Shamsiah Fakeh ou Ahmad Boestaman fut sans prix dans la formation de sa conscience sociale [NdT : son unique roman Tulang-tulang Berserakan qui raconte cet épisode de sa vie a été traduit en anglais sous le titre Scattered Bones, ITNM, 2009].
La guerre et la pauvreté ne lui ont permis que de fréquenter l’école primaire mais son immersion dans l’université de la vie — comme policier, journaliste, éditeur et activiste — va contribuer à enraciner ses œuvres dans les vérités sociales de son temps. Ses premiers poèmes comme Bunga Popi (Fleur de pavot, 1955) de ses poèmes contre la guerre, brûlent d’un engagement pour la fraternité universelle et une haine de la brutalité et de la discrimination. Son Pak Utih (Père Utih, 1954) [NdT : Jiwa Hamba/Enslaved Soul, ITNM, 2009] est la ballade d’un fermier oublié qui se termine ainsi :
Père Utih attend toujours en priant.
Où vont tous les dirigeants dans leur grosse voiture ?
Il écrivit un second poème appelé Pak Utih en 1974 qui souligne le fait que malgré l’indépendance de nos maîtres coloniaux, le pauvre paysan est toujours aussi pauvre, avec toutefois une problématique différente :
Tout à coup Père Utih sait écrire
Il écrit avec des lettres aussi grosses que des troncs de cocotiers :
I-N-F-L-A-T-I-O-N
Dans ses poèmes plus récents, la certitude de ses convictions se nuance d’ironie et de satire en lieu et place de vertu. Bagaimana Kalau (Comment ? Si), Benarkah Ketam Mengajar Anaknya Berjalan Betul (Le crabe peut-il vraiment apprendre à ses enfants à bien marcher ?) et Dari Masyarakat Burung Kepada Datuk Bandar (Lettre de la communauté des oiseaux au maire) [NdT : traduit en français par Georges Voisset, La Terre et le l’Eau, Éditions You-Feng, 1999], tous écrits en 1979, sont de brillantes critiques sociopolitiques teintées d’humour et d’un rire moqueur, bien que son langage demeure simple et sans prétention.
Toute sa poésie ne se réduit pas au thème de l’injustice sociale. Kekasih (Ma Mie, 1971) [NdT : traduit en français par Georges Voisset, La Terre et le l’Eau, Éditions You-Feng, 1999], avec ses métaphores sensuelles et son rythme séduisant, demeure une des plus belles expressions de l’amour romantique dans la langue malaise, sa popularité étant prouvée par le fait que ce poème a été mis en musique à plusieurs reprises.
Bien que surtout reconnu comme poète, il s’est aussi illustré dans d’autres genres. Sa première pièce en vers Matinya Seorang Pahlawan (La mort d’un héros, 1961) contribua à faire de Hang Jebat, le guerrier de la Malacca du XVe siècle, le vrai héros dans le combat qui l’oppose à Hang Tuah. Jebat devient l’ardent idéaliste qui accorde plus de valeur à la vérité et à l’amitié qu’à l’obéissance féodale à un souverain injuste :
Sultan juste sultan vénéré
Sultan injuste sultan contesté !
Le thème a tellement capturé l’imagination populaire que Matinya Seorang Pahlawan est devenue une des pièces locales les plus jouées. Sa comédie musicale Uda dan Dara (Le jeune homme et la jeune fille, 1972) n’est pas seulement une histoire d’amour mais aussi une critique socialiste contre les barrières de classe et l’exploitation capitaliste.
Quelques-unes de ses nouvelles survivront aussi comme des testaments de son sens dramatique et de sa rigueur morale. Sebuah Khemah Didirikan (Une tente est érigée, 1961) commémore la grève au journal Utusan Melayu, quand les journalistes essayèrent courageusement de s’opposer à toute interférence politique. Dans sa description du combat solitaire à maintenir intégrité et valeur personnelle contre l’attrait de l’argent facile, c’est une des meilleures nouvelles jamais écrites en Malaisie. Également puissante est Matinya Seorang Perempuan (La mort d’une femme, 1959), nouvelle dans laquelle le meurtre d’une femme devient le catalyseur pour un garçon de réaliser combien son politicien de père est dangereux.
C’était un homme imprégné de principes de justice et d’égalité mais il savait aussi s’amuser. Des photographies de lui jeune homme, montre un véritable dandy, et les anecdotes de ses aventures amoureuses sont nombreuses. Son appétit pour la vie incluait son antipathie pour le corrompu et l’exploiteur – en d’autres mots, pour des gens qui probablement contribuaient à réduire la qualité de cette vie.
Il fut un ardent défenseur de la langue malaise et écrivit Keranda 152 (Cercueil 152, 1967) pour commémorer une occasion où des activistes protestaient contre la marginalisation continuelle de la langue malaisienne, mais ce n’était pas un bigot ethnocentrique. Son poème Sahabatku (Mon ami, 1983), dédié à son ami le Dr M.K.Rajakumar, exprime sa vision d’une nation unie :
Quand les citoyens auront-ils les mêmes devoirs et les mêmes droits
Dans ce pays connu sous le nom de
Malaisie ?
Ce n’est pas un hasard si parmi les huit écrivains à avoir reçu le titre de Lauréat National [NdT : à ce jour, onze écrivains on été honoré du titre de Lauréat National], il est le plus lu et reconnu parmi les non-Malais. Ce fut remarquable de voir des artistes parlant des langues si différentes lui rendre hommage à Salam Benua (Salut au continent), un événement organisé en 1998 par le théâtre privé Actors’ Studio, qui est généralement associé avec le théâtre de langue anglaise.
Même la période où Usman fut éditeur au Dewan Bahasa dan Pustaka dans les années 70 est généralement considérée comme une époque où l’institution était ouverte et encourageait la participation d’écrivains et de figures culturelles de toutes races. La notion officielle d’espace culturel devint plus étroite et plus exclusive après son départ. Les bureaucrates culturels d’aujourd’hui devraient peut-être lire attentivement la dernière strophe de Salam Benua (Salut au continent, 1970) [NdT : traduit en français par Georges Voisset, La Terre et le l’Eau, Éditions You-Feng, 1999] :
Salut
Sans visa
Ni passeport
Ni golf
Ni couleur
Le peuple des hommes
Un seul continent
Bien que sa mauvaise santé réduisit considérablement sa production créatrice les dix dernières années de sa vie, il resta une icône importante fréquemment consultée ou visitée par de jeunes écrivains. Plutôt que de se faire acheter par le confort des institutions, il préféra garder son indépendance et rester le champion des opprimés. Deux de ses derniers poèmes, écrits en 1999, furent appelés Jentayu Yang Luka – Untuk Wan Azizah (Le « phénix » blessé – pour Wan Azizah) et Saudara Anwar Ibrahim (Frère Anwar Ibrahim) [NdT : Wan Azizah fonda le Parti de la Justice suite à l’emprisonnement de son mari, Anwar]. Ils sont inclus dans Dari Derita Bangsa (De la souffrance d’une nation, 2001), un livre de poèmes humanitaires et de protestation qu’il a aidé à compiler.
Usman Awang – un grand écrivain avec peu d’ouvrages, un amoureux de la vérité et de la vie, un fléau pour le mensonge et le rapace – est définitivement un honneur pour la bourgeonnante nation malaisienne qu’il a aidé à créer.
Salut au continent
Preuve que l’œuvre d’Usman Awang continue d’inspirer les jeunes générations malaisiennes, ce court-métrage intitulé Pasport Ekspres, réalisé par Rewan Ishak (2012). En plus de nous rappeler quelques-uns des plus beaux vers d’Usman Awang, il nous plonge un court instant dans les paysages verdoyants et bucoliques du petit état du Perlis, au nord de la péninsule malaisienne, à la frontière thaïlandaise. Selamat jalan !