Un peu de poésie… et un monde de brutes

Pour certains, l’année 2020 restera comme l’année de la Corona et du Covid. Pour Serge Jardin, ce sera l’année des éditions GOPE. En effet, elles nous ont offert cette année deux livres sur la Malaisie. C’est un record dont aucune autre maison d’édition n’approche. En outre, la cuvée 2020 a été une excellente cuvée. Noël approche, à vous offrir ou à offrir, pour raconter la Malaisie à celles et ceux qui sont restés en France, sans oublier celles et ceux qui préparent leur voyage.

Cette Malaisie lah !

Le titre d’abord, Cette Malaisie lah ! : ce n’est pas Cette Malaisie-là, ni Ah ! Cette Malaisie. Ces trois petites lettres qui ne sont pas vraiment nécessaires, si ce n’est comme une légère façon d’insister, sont tellement malaisiennes. L’avion s’est posé, vous êtes arrivé.
S’il y avait un doute, sur la couverture une tache rouge. C’est une fleur d’hibiscus (Hibiscus rosa-sinensis), c’est la fleur nationale.
Le sous-titre, ‘Carnet de déambulations en prose pantounée’, un peu mystérieux, résume parfaitement le propos. Il s’agit d’un carnet, et de déambulations, nous en reparlerons. Il s’agit de prose pantounée, commençons donc par là.

De la poésie avant toute chose

C’est plus qu’un texte accompagné, illustré de poèmes. Cette Malaisie lah ! est un poème, un poème en prose et en vers.
Il en a la longueur, la brièveté plutôt. Et puis les mots, choisis pour leur sonorité, et le rythme, parfaitement adapté à celui du voyage, réunis, donnent à Cette Malaisie lah ! un style tout à fait original.
Pour avoir entendu l’auteure dire son texte, je me dis que c’est la preuve, s’il en était besoin, que cette poésie-là, comme toute poésie d’ailleurs, doit être lue à haute voix et non pas seulement avec les yeux.
Au cœur – notre cœur est le foie (hati) des Malais – de ce poème en prose, s’épanouissent des poèmes en vers appelés pantouns. Je vous renvoie ici à Georges Voisset, qui signe une très belle préface et qui dirige la revue Pantouns et Genres brefs pour découvrir tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur ce quatrain sans jamais oser le demander.
Le pantoun donc, se nourrit du texte tout autant qu’il l’irrigue. Cette dialectique est la signature de Cette Malaisie lah ! Autant que les lieux visités, le pantoun ancre les déambulations en terre malaise.

Un voyage initiatique

Patricia Houéfa Grange

Il s’agit bien de déambulations. On monte vers le nord, avant de descendre vers le sud, de partir à l’est, de remonter vers le nord, de redescendre vers le sud, de partir à l’est, puis à l’ouest… comme une boussole affolée, « Bateau ivre le gouvernail fou / Vers Kuala Minyak à toutes voiles ! »
La découverte des différents lieux ne semble pas obéir davantage à un programme déterminé. Pourtant, derrière ce désordre apparent, on devine une préparation méticuleuse, les points de chute ont été choisis. Kuala Lumpur est devenue la porte d’entrée quasi obligatoire. George Town, Ipoh, les Cameron Highlands et Melaka sont des étapes touristiques reconnues.
Le choix de (presque) terminer le voyage à Kuala Selangor peut sembler surprenant si on ne sait pas que l’auteure avait rendez-vous avec un fantôme que l’on y célébrait cette année-là, Henri Fauconnier qui vécut tout près, avec une certaine Maison des Palmes aujourd’hui disparue, et des lucioles (en malais, kelip kelip) qui chaque soir illuminent les rives de la Selangor « comme une double Voie Lactée » décrites par sa sœur Geneviève.
Quand on sait que le trait d’union entre Henri Fauconnier, Muhammad Haji Salleh et Georges Voisset est le pantoun, alors la ‘prose pantounée’ de Cette Malaisie lah ! prend tout son sens.

Un carnet rouge

C’est le compagnon de voyage offert par une mère attentive. C’est le confident de chaque jour, où l’on recueille les bruits, les impressions, les odeurs. C’est le témoin discret à qui l’on confie ses coups de cœurs et ses déceptions.
Inséparable des carnets sont les chambres d’étape que l’auteure appelle chambres d’écriture, où l’auteure se retrouve chaque soir, après l’immersion extérieure, le temps de l’immersion intérieure. Je les imagine chambres sonores aussi et pour un soir atelier d’artiste.
En effet, le carnet est accompagné d’illustrations signées Mariposa, qui n’est qu’une autre talentueuse facette de l’auteure. Ce sont souvent des fleurs, des fleurs d’hibiscus, une orchidée, des fleurs de frangipanier, mais on y trouve un véritable résumé de Malaisie : des dourians (l’odeur en moins), des calaos (le casque en plus), Charles Cham (l’ambassadeur artistique de Malacca), la Maison des Palmes, une tasse de café (sans doute ramenée en souvenir) et le malicieux chevrotain des contes populaires.

L’art de voyager selon Patricia Houéfa Grange

Tous les sens sont convoqués. A commencer par le goût : de l’eau de coco, à l’amertume du laksa, à la douceur du gula Melaka et de la mangue. L’odorat est sans cesse sollicité : agressé par le dourian, enivré par l’encens des temples, alourdi par les épices et la terre mouillée. L’ouïe bien-sûr : macédoine de langues, chants sacrés et appel du muezzin. Le toucher est également mobilisé : froid de l’or, chaleur de la tasse et fraîcheur de la brume. La vue enfin : où les maisons ont des couleurs, tantôt bleue, tantôt orange, le street art qui s’écaille, le vert des plantations de thé, et les rivières couleur latérite.
Elle repart un peu bouddhiste, notre voyageuse. Pour ne pas être déçue, la clé d’un voyage réussi, écrit-elle est de n’en rien attendre.
Et pour le fond, et pour la forme, c’est une invitation au voyage en Malaisie qu’il ne faut refuser sous aucun prétexte.

Kuala L’impure

Le personnage principal, Terry Fernandez, est un musicien indépendant qui tourne dans le circuit des bars de la capitale. Il a décidé de raccrocher sa guitare, de se ranger. Ses meilleurs copains lui ont préparé une soirée dans un hôtel pour enterrer sa vie de garçon… C’est là que tout a basculé dans l’horreur…
On y trouve, pêle-mêle, un agent de la CIA, un chauffeur de taxi, un ex-videur de boîte, une fille de ministre, un maquereau, des ministres, de la défense, et de l’éducation, des journalistes, des policiers, des propres et des sales, une prostituée thaïe, des terroristes islamiques, des Arabes et des Malais, un vieux qui a perdu son chat mais pas sa langue…

Bref, un florilège plus ou moins déjanté qui nous promène à cent à l’heure dans les bars, les commissariats, les hôtels, les karaokés et les taxis de Kuala Lumpur. C’est le complément indispensable aux brochures de l’office de tourisme, après les découvertes du jour, une visite à faire de préférence la nuit. Le titre est un clin d’œil à Jean Cocteau qui en escale à Port Swettenham arrive en ville à la nuit tombée, et dans la bouche du chauffeur, un Eurasien portugais, Kuala Lumpur devient Kuala l’Impure.
Le titre en anglais – ‘Devil’s Place’ – quant à lui trouve son explication à la dernière ligne du roman. Car il est écrit dans la langue de Shakespeare, revue et corrigée par les Malaisiens d’une part, et d’autre part corrigée par les protagonistes. C’est-à-dire qu’elle est écrite telle qu’on la parle dans la rue, dans les bars et les commissariats. C’est aussi un voyage dans l’argot de Malaisie.

Il faut à ce titre rendre hommage au traducteur, Jérôme Bouchaud à qui nous devons déjà Trois autres Malaisie de Robert Raymer. Ici le challenge principal consistait à rendre cette langue lisible dans la langue de Molière. Traduire un argot dans un autre sans trahir ni l’un ni l’autre, j’en imagine, tout à la fois, la difficulté et le plaisir gourmand.
Afin que l’on ne m’accuse pas de complaisance, je regrette un oubli. En effet, une quinzaine d’expressions et mots malais n’ont pas été traduits car ils ne le sont pas dans le texte original. Ces mots familiers au lecteur malaisien resteront mystérieux pour le lecteur francophone. Ainsi, ‘celaka betul’ (va au diable), ‘mengamuk’ (devenir enragé – amok) ou bien encore ‘pukimak’ (con de ta mère) et quelques autres auraient mérité un petit lexique.

Brian Gomez

L’auteur, Brian Gomez, n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la revue Jentayu (« Ça mange quoi un homosexuel ? », traduit par Brigitte Bresson dans Jentayu n°1, Jeunesse et identité(s), 2015). L’année précédente, il avait publié son roman Devil’s Place, et devenait immédiatement une figure de proue de la pulp fiction et du polar sur la scène littéraire malaisienne. Entre autres choses, il est musicien, aussi Brian Gomez parle-t-il de ce qu’il connaît parfaitement. Pour découvrir une autre Malaisie, il méritait d’être traduit.
Après les grands auteurs malaisiens, qu’il s’agisse des Ecrivains nationaux malayophones ou des anglophones qui tutoient le prix Booker, voici venir le temps des francs-tireurs. Là encore, il faut remercier Jérôme Bouchaud pour les avoir faits découvrir au public français. Je veux parler de Shih-Li Kow et La Somme de nos folies avec qui nous avons découvert que les Malaisiens avaient le sens de l’humour, et aujourd’hui, avec Brian Gomez et Kuala l’impure, nous découvrons qu’ils savent rire aux éclats !

C’est pour cela qu’il faut l’acheter et le lire. Le rire n’est-il pas le meilleur antidote à la pandémie ? Et puis on découvre une autre face de la Malaisie, celle de la marge, de la nuit et de la rue, mais aussi le dessous des cartes, de la corruption, de la politique et du terrorisme. Bien sûr c’est un ouvrage de fiction, et toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé…

GOPE

Que vient faire une grenouille dans cette histoire (gope, grenouille en thaï) ?

Je ne pouvais terminer cette présentation sans rendre hommage à l’éditeur, GOPE. Depuis une dizaine d’année, plus d’une trentaine de livres ont été publiés sur l’Asie du Sud-est et au-delà, dont quatre sur la Malaisie. C’est l’heureuse rencontre de l’artisanat et des nouvelles technologies, mais surtout de la double passion d’un homme pour une culture et le livre.

Bravo et merci Monsieur David Magliocco d’être un contrebandier de la culture, d’être un éditeur indépendant qui ne doit rien à personne, si ce n’est à ses auteurs et à ses lecteurs, d’être un maître-artisan enfin, fier du beau travail et du travail cousu main. Que du bonheur !

Disponibles aux Editions GOPE :
Raymer, Robert, Trois autres Malaisie, 2011
Gradeler, Sylvie et Jardin, Serge, Malaisie un certain regard, 2015
Houéfa-Grange, Patricia, Cette Malaisie lah !, 2020
Gomez, Brian, Kuala l’impure, 2020

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