Laurent Metzger, pionnier des échanges littéraires

Nous diffusons aujourd’hui notre entretien avec Laurent Metzger, l’une des figures incontournables des échanges culturels contemporains entre le monde francophone et le monde malais. Longtemps en poste en Asie et désormais basé à La Rochelle, il y enseigne le malais et l’indonésien et s’adonne avec constance à l’écriture. Articles, essais, romans, poésie… mais aussi traductions de nombreux ouvrages en provenance de ces deux pays qu’il connaît si bien : la Malaisie et l’Indonésie. Rencontre avec un passeur de savoirs qui a le monde malais dans la peau.

Laurent Metzger, on vous connaît comme professeur de langue, écrivain, traducteur… Pouvez-vous retracer pour nous votre parcours en Asie, et dans le monde malais en particulier ?

Laurent MetzgerEh bien, pour éviter de faire mon service militaire dans l’armée, j’avais fait une demande de poste en coopération et j’ai donc eu un poste d’enseignant de français dans un IUT, l’Institut de Technologie Mara (ITM), devenu depuis une université d’abord à Petaling Jaya, puis à Shah Alam (en fait j’ai eu souvent l’occasion inaugurer les plâtres des différents établissements d’enseignement supérieur où j’ai eu des postes en Malaisie). J’étais donc parti pour deux ans mais je suis resté en fait, en Asie du Sud-Est (dans le monde malais) trente ans, puisqu’à la suite de ce premier poste, on m’a offert successivement toute une série de postes fort intéressants qui m’ont permis de rester sur place, découvrir le pays et les pays voisins, mieux connaître la langue et la littérature du monde malais, etc. Ainsi après ITM, je suis allé à UKM (Universiti Kebangsaan Malaysia), puis à UM (Universiti Malaysia) et mon dernier poste dans la région a été celui au Département d’Etudes Malaises de l’Université Nationale de Singapour que j’ai occupé pendant 10 ans avant de venir à l’Université de La Rochelle en septembre 1999.

Kelantan - Vent du Nord-EstJ’ai donc tout d’abord enseigné le français, puis cette langue et notre littérature puis la traduction, et enfin à Singapour la langue malaise et les littératures contemporaines malaise et indonésienne. Né dans une famille de traducteurs, je me suis mis à la tâche de faire connaître ces deux littératures. J’ai donc été un pionnier en ce sens que j’ai été le premier à traduire un roman malais contemporain, Angin Timur Laut Le vent du Nord-Est de Syed Othman Kelantan, publié chez Actes Sud, en Arles en 1982. Cette traduction avait été montrée autrefois, lors d’une émission Apostrophes que présentait Bernard Pivot lorsqu’il avait invité le directeur des Editions Actes Sud, Hubert Nyssen. Une autre première plus récente : c’est moi qui ait été le premier à traduire un roman de Nh. Dini, la grande romancière indonésienne, Keberangkatan / Le Départ, publié chez L’Harmattan en octobre 2013.

En 2002, des accords ont été signés entre les États français, malaisien, singapourien, indonésien et brunéien pour la création d’une Maison du Monde Malais, accueillie par l’Université de La Rochelle. Quels sont ses objectifs ? Après bientôt douze ans, quel bilan tirez-vous de l’action de cette Maison et des liens tissés entre nos cultures, et notamment entre la Malaisie, Singapour et la France ?

Il s’agit de l’idée du ministre de l’époque, Claude Allègre, qui voulait que les universités tissent des liens avec l’étranger. Mais en fait grâce à Internet, on n’a plus besoin d’intermédiaires, alors les maisons des pays étrangers n’ont pas eu de grands succès et les coopérations et collaborations s’effectuent directement sans passer par ces intermédiaires.

Dans le cadre d’une collaboration avec l’ITBM, vous vous attachez en ce moment à la traduction du roman Imam, d’Abdullah Hussain. Pourquoi avoir choisi de traduire ce livre en particulier ? Que pouvez-vous nous dire de son auteur ?

Abdullah Hussain - ImamLorsqu’une délégation de Malaisie est passée à l’Université de La Rochelle, je me suis beaucoup occupé d’elle. C’est ainsi que le directeur de l’ITBM m’a proposé de traduire un roman malais en français. J’ai immédiatement pensé à Imam, d’Abdullah Hussain pour la principale raison que j’apprécie beaucoup ce roman. C’est un roman islamique mais, à la différence de la plupart de ceux-ci, qu’ils soient publiés en Malaisie ou en Indonésie, ils n’ont qu’une direction, à savoir s’il s’agit d’une famille peu pratiquante, on sait qu’à la fin elle le sera beaucoup plus et s’il y a des personnages non-musulmans, ils le deviendront au cours du roman. Dans le cas d’Imam, c’est tout à fait différent. Il s’agit d’une confrontation de points de vue et c’est au lecteur de déterminer celui qu’il apprécie le plus. Le lecteur est donc libre. Cette traduction est le septième ouvrage que j’ai traduit. Abdullah Hussain que j’ai rencontré à plusieurs reprises (il fait partie d’une famille de créateurs, puisque son deuxième frère a longtemps dirigé le GAPENA ‒ l’association des écrivains de Malaisie ‒ et que le troisième a été un grand artiste). Pour ma part, Imam est sans aucun doute son meilleur roman.

Du même écrivain, que pensez-vous d’Interlok, qui a fait débat en Malaisie ?

En Malaisie on parle beaucoup des questions ethniques et religieuses. C’est difficile, en tant qu’étranger, de prendre position. Ce qui nous paraît peut-être étrange l’est parce qu’on vient d’un autre contexte, il est donc difficile de se prononcer. Certes il peut paraître un peu curieux que des Malaisiens qui sont établis depuis des générations soient encore considérés comme des immigrants.

Parmi vos autres traductions, on peut citer notamment celle du Vent du Nord-Est, de S. Othman Kelantan, et celle de Salina, d’A. Samad Said. En quoi ces deux romans sont-ils selon vous importants dans l’histoire de la littérature malaisienne contemporaine ?

Samad Said - SalinaEn fait je ne me suis pas trop trompé puisque les trois écrivains sur lesquels j’avais construit ma thèse, Shahnon Ahmad, A. Samad Said et S. Othman Kelantan ont reçu la médaille littéraire la plus prestigieuse de Malaisie, car ils ont eu le titre de Sasterawan Negara. Je les considère dont comme les plus représentatifs de la fin du XXe siècle, Shahnon parce qu’il a évoqué les fermiers, non seulement dans son superbe roman, Ranjau Sepanjang Jalan (dont le titre a malheureusement été bien tronqué en français, Le Riz !) mais aussi dans un autre moins connu mais tout aussi magnifique, Al Syiqaq. Mais comme le titre est en arabe (et signifie « la confrontation »), on en a trop rapidement déduit qu’il s’agissait d’un roman islamique sans intérêt, ce qui est bien entendu inexact.

A propos du premier roman de Shahnon cité, Ranjau Sepanjang Jalan (où l’on trouve dans le titre une superbe allitération), on en a tiré deux films : un d’un cinéaste malaisien, Jins Shamsuddin, et un autre d’un cinéaste franco-cambodgien, qui a réalisé Gens de la rizière. Je me souviens qu’au cours d’une rencontre avec le romancier malais, il avait reconnu qu’il préférait le film de Rity Panh au film malais car il avait mieux compris la situation, bien que le film cambodgien se déroule, non pas dans un cadre musulman, mais dans un contexte bouddhique. A. Samad Said nous a fait passer de la campagne à la ville. Salina évoque la ville de Singapour, non pas celle des gratte-ciels et des hôtels, mais celle des bidonvilles de l’après-guerre. Enfin S. Othman Kelantan a écrit plusieurs nouvelles et romans sur son Kelantan. Des lecteurs français du roman que j’ai traduit de lui m’ont avoué qu’ils n’avaient jamais lu une si belle évocation d’un village de pêcheurs.

Comment jugez-vous l’état actuel de la production littéraire malaisienne ? Pensez-vous qu’elle puisse intéresser un nombre grandissant de lecteurs hors de ses frontières ? Tout est-il mis en œuvre pour nous apporter le meilleur de la littérature de cette région du monde ?

Nawawi - AnugerahPlus récemment j’ai remarqué la romancière Zaharah Nawawi, non seulement parce qu’elle a écrit, il me semble, le plus long roman malais ‒ 1351 pages ‒, Anugerah / Récompense (non traduit en langue étrangère, à ma connaissance); c’est un roman historique qui concerne la fondation de l’UMNO et l’Indépendance du pays, mais aussi parce qu’elle a écrit un roman intéressant sur des Malaisiens en visite à Grasse et à Paris, que j’ai évoqué dans le superbe ouvrage publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Alliance Française de Kuala Lumpur, Malaisie-France. Un voyage en nous-mêmes, coordonné par Stéphane Dovert et publié par l’ITBM à Kuala Lumpur en 2013.

En fait, le Dewan Bahasa dan Pustaka, l’agence linguistique et littéraire de Malaisie, puis l’ITBM ont lancé des programmes pour que la littérature malaisienne soit connue à l’étranger. Ce sont de bonnes initiatives, mais parfois dans la masse des publications en occident, les traductions d’ouvrages littéraires d’Asie passent un peu inaperçues. Une autre façon de faire connaître la littérature du monde malais est d’utiliser la formule de la littérature comparée. C’est ainsi ce que j’ai fait lorsque j’ai mis en présence deux écrivains qui ne se sont jamais rencontrés mais qui ont toute une série de points communs : le grand écrivain russe, Soljenitsyne et le grand écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer. J’ai ainsi publié un long article pour prouver cette ressemblance.

Quelques mots sur une littérature dont on parle peu, celle du Sultanat de Brunei…

C’est exact. Et pourtant le sultanat vaut la peine d’être connu. Un de mes amis, un professeur à l’Université Brunei Darussalam, avait formé des auteurs de ce pays au Nouveau Roman. C’est ainsi que Mussidi avait écrit A4. Mais le plus grand romancier contemporain de Brunei est sans conteste Muslim Burmat, qui a écrit plusieurs romans historiques très intéressants.

Que pensez-vous de l’initiative de Lettres de Malaisie, via la Revue Pantouns que nous éditons, de promouvoir la forme traditionnelle du pantun en invitant les poètes francophones à s’y essayer ?

Pantouns 10Oui, cela peut servir d’exercice, d’autant plus que le pantun est véritablement unique. Dans la littérature malaise on trouve des épopées, des poèmes classiques, des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, mais le pantun est la forme littéraire la plus originale. On peut donc s’y mettre. On peut aussi établir une bibliographie complète (ou tendant à être la plus complète possible) de toutes les études publiées de par le monde sur cette forme littéraire. J’ai un jour, lors d’une conférence internationale à Beijing, établi une comparaison entre le pantun malais et le poème chinois de la dynastie des Tang, car il existe une ressemblance flagrante dans la structure du parallélisme. Dans le pantun à quatre vers, les deux premiers jouent un rôle par rapport aux deux derniers, et dans la poésie des Tang (VIIe-Xe siècles) il existe aussi un parallélisme entre certains vers. La communication que j’avais faite en malais en Chine avait attiré l’attention d’un sinologue de Singapour qui l’avait ensuite traduite en chinois pour une revue de Singapour.

Quelles seraient, d’après vous, vos plus grandes contributions aux études malaises et indonésiennes ?

Metzger - Nilai-nilai Melayu Sudut Pandangan Orang LuarJe peux vous fournir quelques exemples :

  1. Dans le domaine de la traduction. A ce jour j’ai traduit 7 ouvrages: 3 romans malais en français, un roman indonésien en français et trois ouvrages français en malais, dont Le degré zéro de l’écriture / Penulisan Pada Tahap Kosong de Roland Barthes (DBP, Kuala Lumpur, 1984).
  2. Outre la traduction du monde malais vers la France, j’ai aussi voulu faire connaître la France, sa littérature et la littérature francophone en général dans le monde malais. J’ai ainsi rédigé des articles sur Antonine Maillet, Maryse Condé, Le Clézio, Milan Kundera, etc. et j’ai traduit en malais des poèmes marocains et certains de Léopold Sedar Senghor, qui ont été publiés dans des revues de Malaisie.
  3. J’ai aussi prouvé le lien étroit entre littérature et histoire, donc l’importance du roman historique. Par exemple dans mon article sur l’affaire Ducroux, Joseph Ducroux, a French Agent of the Comintern in Singapore (1931-1932), publié dans JMBRAS, à Kuala Lumpur, Vol LXIX, Part 1, 1996. Je me suis également intéressé aux deux périodes d’Etat d’urgence en Péninsule de Malaisie (1948-1960 et 1960-1989) et j’ai rédigé plusieurs articles faisant la synthèse des ouvrages historiques et des ouvrages romancés sur ces périodes, en particulier dans la revue indienne, The IUP Journal of International Relations, publiée à Hyderabad.
  4. Je me suis intéressé à un aspect particulier de la langue malaise-indonésienne : l’abondance de phonasthèmes qu’elle contient. La conférence que j’avais donnée au Dewan Bahasa dan Pustaka à Kuala Lumpur a été publiée sous le titre Peranan Fonastema dalam Bahasa Melayu par Persatuan Linguistik Malaysia en 2011.
  5. J’ai aussi considéré qu’il était important d’étudier le monde malais non pas en le restreignant à lui-même, mais en le rattachant à un plus grand ensemble. D’où mes travaux sur la littérature comparée. En effet le monde malais n’est pas sur une planète isolée, mais bien plutôt dans le monde en général.
  6. Outre trois ouvrages en français sur le monde malais, à la demande d’une université du pays, j’en ai rédigé un directement en malais, Nilai-Nilai Melayu. Sudut Pandangan Orang Luar, publié par Penerbit Universiti Sultan Idris, à Tanjong Malim, en 2007 et réédité en 2009.
  7. Outre l’étude, la traduction, je me suis aussi livré à la création littéraire en publiant d’abord des poèmes en malais. Certains ont fait l’objet d’une anthologie publiée à Kuala Lumpur, puis je me suis mis plus récemment à la rédaction de nouvelles en malais. La première, Gadis Basah, doit être publiée en mars 2014 dans la revue Dewan Sastera de Kuala Lumpur. D’autres sont en cours de rédaction. En fait j’apprécie le fait d’utiliser plusieurs langues. Une de mes nouvelles rédigée directement en anglais a été publié en automne 2013 dans une revue littéraire à Kolkata, en Inde et j’ai souvent rédigé des poèmes en français à l’occasion du Printemps des Poètes, à la demande de la mairie du village de Charente maritime où je réside.

Quels sont vos autres projets, en cours et à venir, littéraires ou autres, en lien avec la Malaisie et le monde malais ?

Je lis beaucoup et j’ai plusieurs projets en cours. En particulier dans le domaine du roman historique et je m’intéresse à un autre domaine : les pratiques de l’islam dans le monde malais.

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